Ego designer

          Imaginez que vous vous installez dans un restaurant, que le serveur vous apporte la carte des plats. De façon forte originale, cette carte n’indique ni entrées, ni plats de résistance, ni desserts, ni même les vins. Juste une série de rectangles accolés entre eux, dans lesquels rien n’est écrit. Soudain, en effleurant par mégarde l’un des rectangles, l’un des plats se dévoile, avec une description très complète. En faisant la même opération sur chaque rectangle, vous obtenez alors progressivement le menu complet proposé, chaque description effaçant celle visualisée précédemment. Vous levez la tête vers le serveur et remarquez son large sourire et le label « High Tech Restaurant » brodé fièrement sur sa veste.

Maintenant, n’imaginez plus et allez sur le site d’Ubisoft, un des plus grands éditeurs de jeux vidéos, plus précisément dans la section « recrutement ».

http://www.creatorsofemotion.com/home.php?param=fr-fr

          Ici commence le cauchemar. Un  visage géant vous accueille, composé de quatre morceaux de figures différentes. Peut-être que les personnes travaillant chez Ubisoft ressemblent à cela, mais je n’ose y croire totalement. Par chance, le pointeur de votre souris ne devrait pas être trop loin d’une des ces quatre zones, ce qui vous permettra de déceler la supercherie : il s’agit en réalité d’un tristement célèbre menu « devine ce que je te propose ». En plus de l’effet de surprise, il est en effet toujours agréable de parcourir l’écran avec le curseur pour trouver les éléments de navigation puis de devoir mémoriser les emplacements et les termes servant à cette navigation. Non ?

          Mettons-nous dans la peau d’un jeune designer  et cliquons joyeusement sur « Design ». Les personnes sont désormais entières et se mettent à parler. Je suppose qu’elles évoquent leur métier de designer, avec quelques difficultés d’élocution toutefois… Il est impossible de les faire taire, à part couper le son de votre ordinateur.  Désolé. Notez que vous pouvez faire pivoter l’image, c’est d’ailleurs la fonction centrale sur l’écran et… c’est totalement inutile. Ce n’est qu’en cliquant sur « Jobs & More » que vous serez dirigé vers un site légèrement plus sérieux, vous indiquant enfin les offres d’emploi disponibles, bien que vous devrez subir une sélection des locaux Ubisoft par saupoudrage sur une carte. Je remercie au passage le webdesigner de cette page qui, dans un instant de lucidité précieux, a regroupé les sites européens d’Ubisoft sous le terme « Europe ». Cela évite d’attendre de longues secondes que le saupoudrage soit complètement réalisé.

          Arrêtons ici les frais pour cette interface web. Elle a manifestement été créée dans un seul but : impressionner le visiteur par un design atypique et techniquement maîtrisé. Elle flatte peut-être l’ego de son concepteur. Cette interface pourrait être acceptable dans le cas où le visiteur n’a pas de but précis, sans que cela excuse le menu « devine ce que je te propose ». Mais pour l’utilisateur qui recherche de l’information, elle est tout simplement catastrophique. Elle impose à celui qui serait intéressé par un travail chez Ubisoft de passer outre des erreurs de zoning (« Jobs & More » en bas à gauche) et des tonnes de stimuli non pertinents (musique, gens qui parlent, image constamment en mouvement…). Un nouvel exemple de l’utilité d’un ergonome, qui aurait au préalable défini les buts de l’utilisateur et les moyens de les atteindre avant de lancer la conception de l’interface.